Studia Theologica VI, 3/2008, 190 - 201
Les racines monastiques de l’Europe : une mémoire longue pour un continent réconcilié ?
Par Père Michel Van Parys o. s. b.
Introduction.
Proposer une réflexion sur l’Europe des monastères, c’est exposer au risque de tenir un « discours nostalgique » et de vouloir réactiver chez ses auditeurs (ou lecteurs) l’imaginaire d’une Europe chrétienne et monastique[1]. Ce faisant on privilégierait une période particulière de l’histoire de l’Europe occidentale, au détriment d’une part de l’Europe de culture byzantine et de foi orthodoxe, en occultant d’autre part des étapes aussi constitutives de notre histoire européenne que la Renaissance, la Réforme, les Lumières, la révolution industrielle, et aujourd’hui, la globalisation.
Je souhaiterais éviter ce piège. Il ne peut s’agir évidemment ni de faire fi du passé, ni de faire l’impasse sur lui. Éradiquer les mémoires, c’est se priver d’avenir. Encore faut-il consentir, par une rigoureuse ascèse intellectuelle, à reconnaître l’intégralité d’un passé avec ses peines et ses joies, ses échecs et ses réussites, ses étroitesses et ses ouvertures, passées et présentes. Moine bénédictin, Père Abbé du monastère de Chevetogne en Belgique, j’ai eu le privilège depuis quarante ans de vivre à l’écoute des traditions spirituelles du monachisme latin et du monachisme orthodoxe en Europe, de recevoir le Christ, notre commun Sauveur, de ce double témoignage. De cette seule manière l’histoire, aussi l’histoire monastique d’Europe, peut devenir maîtresse de vie.
Permettez-moi donc de vous présenter non pas les splendeurs d’un passé monastique (que j’aime et qui me paraît indubitable), mais un aperçu de la situation présente des monastères en Europe. Cette présence monastique a caractérisé notre continent européen de manière durable. Pendant dix siècles elle s’est étendue des rives méditerranéennes vers le Nord (de Rome et Byzance jusqu’en Norvège et à la Mer Blanche) et de l’Irlande jusqu’à l’Oural et au Caucase. Le culte a engendré des formes spécifiques de cultures humaines : la transmission de l’héritage du monde hellénistique et romain dans une synthèse renouvelée et humanisée par l’Evangile ; le droit romain élargi par la participation de tous (Constitutions monastiques et typika) ; la mise en valeur des terres agricoles et des forêts, la domestication et le respect de l’environnement naturel (e. g. les monastères des Iles Solovki dans la Mer Blanche), une remarquable inventivité culinaire, le soin de l’âme dans le discernement des émotions, aspirations et passions qui agitent le cœur humain. N’oublions cependant pas que toutes ces manifestations de culture humaine trouvent leur origine dans un élan spirituel et restent à son service. L’Europe est le seul continent si durablement travaillé tout entier par les moines. Cela fait partie jusqu’aujourd’hui de son identité culturelle et religieuse.
Moines et moniales n’ont pas pour vocation d’être des gardiens de musée, des mannequins dispensant la couleur locale, à l’instar de ces braves romains d’aujourd’hui qui se déguisent en gladiateurs et paradent devant le Colisée à Rome. S’ils répondent à l’appel du Seigneur à le suivre dans a voie monastique, c’est qu’ils se savent saisis par un amour absolu, celui de Dieu, à aimer gratuitement.
J’aimerais vous parler de ces femmes et de ces hommes-là à partir d’une double expérience : celle de l’engagement de ma propre communauté monastique de Chevetogne (Belgique) depuis 1925 dans le rapprochement œcuménique entre Eglises chrétiennes, et celle d’un groupe de réflexion d’Abbés et d’Abbesses bénédictins, cisterciens et orthodoxes qui réfléchit depuis douze ans sur la place de la vie monastique en Europe.
I – Le monachisme en Europe.
1 – La renaissance du monachisme orthodoxe.
En Europe byzantine – j’entends par là les pays où les Eglises orthodoxes et grecques-catholiques sont historiquement implantées (Grèce, Bulgarie, Serbie, Roumanie, Ukraine, Russie…) – nous assistons à un renouveau progressif du monachisme (Grèce et Roumanie) ou à une renaissance spectaculaire dans les pays anciennement communistes. Deux exemples suffiront, puisque le renouveau de la vie monastique au Mont Athos et en Grèce date des années soixante-dix du siècle dernier et est mieux connu. L’Eglise orthodoxe en Roumanie dénombrait en 2004 391 monastères et 177 ermitages, habités par 2748 moines et 4883 moniales. Quinze ans auparavant on dénombrait environ 150 monastères et ermitages. L’Eglise orthodoxe russe comptait en 2005 alors plus de 600 monastères et ermitages, dont 394 en Russie et 155 en Ukraine (juridiction du patriarcat de Moscou). En 1988, lors des célébrations du millénaire du baptême de la Russie, il n’y avait plus en tout et pour tout que 16 monastères en Union Soviétique.
Ces chiffres sont plus qu’éloquents. Ils ne disent pas tout cependant. Les bâtiments monastiques restitués ne sont le plus souvent que des ruines. Les jeunes moines et moniales rebâtissent de leurs mains les couvents, au prix de grandes privations personnelles. Ils célèbrent les longs offices liturgiques quotidiens, matin et soir, et grâce à la louange de Dieu s’approprient à travers le culte la culture patristique et byzantine. Ils doivent mettre sur pied des petites entreprises agricoles ou artisanales pour gagner le pain quotidien, et cela dans des situations macro-économiques plutôt défavorables. On devine sans difficulté que le grand défi de ces jeunes communautés est la formation spirituelle. Où trouver d’authentiques pères et mères spirituels ? Comment renouer, surtout en Russie, avec les grandes traditions de la Philocalie, de la prière hésychaste du cœur, du discernement spirituel, de la vie commune ? Cela d’autant plus que la persécution communiste et la sécularisation forcée ont laissé à quelques exceptions près un vide culturel immense. Nous serions tentés, avec nos critères et préjugés de l’Europe occidentale, de déprécier cette renaissance monastique comme une « restauration ». Ce qu’elle est certainement. Mais elle est beaucoup plus ! Quand les monastères historiques, et aussi les nouvelles fondations, se mettent à vivre spirituellement, culturellement et économiquement, les peuples retrouvent leurs repères symboliques : une géographie marquée par des lieux de pèlerinages, une beauté architecturale et liturgique qui évoque et incarne la dignité transcendante de l’homme, une gratuité pour Dieu qui seul assure le respect de l’environnement et de l’accueil de l’étranger[1]. L’espérance spirituelle renaît ! Je voudrais évoquer ici avec gratitude la figure du Père André Scrima, décédé en l’an 2000, qui a initié quelques jeunes moines bénédictins et cisterciens à la grande tradition spirituelle de l’hésychasme orthodoxe et qui à inlassablement exploré ses convergences profondes avec la sagesse monastique latine. C’est encore lui qui a commencé à explorer le dialogue avec les sagesses de l’hindouisme, du bouddhisme et de l’Islam. Il est devenu un « mystagogue », souvent paradoxal, ouvrant des horizons spirituels et anthropologiques (et philosophiques) dans le sillage de son grand exemple, s. Maxime le Confesseur.
C’est dans ce cadre aussi qu’il faut comprendre la réaction indignée des Eglises orthodoxes face à la destruction depuis cinq ans d’une trentaine d’églises et de monastères serbes au Kosovo. Ces Eglises et leurs fidèles jugent sévèrement l’indifférence de fait des Européens devant l’éradication d’un patrimoine monastique et culturel qui détermine leur conscience nationale et religieuse[2].
Ces quelques brèves notations avaient pour seul but de montrer combien la vie monastique se trouve au cœur de l’Europe byzantine orthodoxe, à la différence de l’Europe latine, où moines et moniales en raison de la diversification de la vie religieuse et de l’essor des Ordres et des Congrégations depuis le 18e siècle sont devenus une catégorie un peu marginale parmi d’autres, à la différence aussi de l’Europe de la Réforme protestante qui globalement a rejeté la vie monastique.
Les Eglises orthodoxes reconnaissaient dans le charisme monastique la dimension eschatologique inaliénable du mystère même de l’Eglise. S’il est permis de reprendre une image devenue classique (et dont on a beaucoup abusé), l’Eglise respire par deux poumons : le poumon sacramentel (baptême, confirmation, eucharistie, sacerdoce ministériel) et le poumon charismatique. Ce charisme monastique, qui relève de notre sacerdoce baptismal commun, constitue la vérification concrète que nous sommes tous appelés à la sainteté, à entrer corps et âme dans la gloire de la transfiguration de Jésus. C’est en quelque sorte le fondement, vu du côté de l’homme, de notre espérance chrétienne.
2 – Orientale Lumen : la sève commune.
Saint Benoît a été proclamé par le pape Paul VI patron de l’Europe il y a quarante ans. Le pape Jean-Paul II lui a adjoint comme co-patrons les saints moines byzantins Cyrille et Méthode, apôtres des Slaves. Il a voulu rappeler ainsi cette autre Europe, issue de l’évangélisation et de la culture byzantines.
Saint Benoît lui-même déjà s’est montré conscient que les racines du mouvement monastique se trouvaient en Orient, pour lui, l’Egypte, la Palestine, la Syrie et la Cappadoce. Dans l’épilogue de sa règle il écrit : « et quel livre des saints Pères catholiques ne nous enseigne-t-il pas comment parvenir par une voie droite à notre Créateur ? Et les ‘Conférences des Pères’, les ‘Institutions’ et leurs ‘Vies’, comme aussi la ‘Règle’ de notre Père Basile, ne sont-ils pas des outils pour les vertus des moines qui vivent bien et dans l’obéissance ? » (RB 73, 4-6). Il continue d’ailleurs en renvoyant à leurs enseignements ses disciples qui aspirent à une plus grande perfection. Ce renvoi à Jean Cassien, aux Pères du désert et au cénobitisme basilien avec son radicalisme évangélique a inspiré la plupart des grands renouveaux monastiques dans l’Eglise latine. Ce ressourcement périodique à l’Orient monastique ne lui a pas fait perdre son originalité propre. Mais les grandes valeurs de la sequela Christi monastique s’originent en Orient et en Occident aux mêmes racines et se nourrissent de la même sève vitale.
Quelles sont ces valeurs ? L’écoute de la Parole de Dieu pour la vivre, le discernement des émotions du cœur humain afin de fuir le péché, l’ascèse du corps et de l’esprit, l’équilibre entre la prière et le travail, l’hospitalité, le bon ordre dans une communauté fraternelle par l’harmonie toujours à retrouver entre la personne individuelle et le bien commun, la primauté de la louange de Dieu, la docilité aux sollicitations du Saint-Esprit dans la prière personnelle, l’attention à prodiguer aux « petits » que sont les malades, les vieillards et les enfants, le respect pour les biens matériels dont Dieu gratifie la communauté… Le pape Jean-Paul II a justement repris quelques unes de ces valeurs dans la Lettre apostolique « Orientale Lumen » (2 mai 1995) pour présenter à partir de la vie monastique orientale le portrait de l’Orient chrétien. Nous devons cependant nous garder d’oublier la diversité de l’Orient chrétien et de ses monachismes. Même à l’intérieur du monde byzantin existent bien des spécificités qui donnent un visage propre à la vie monastique en Grèce, en Roumanie, en Russie, en Géorgie…En Roumanie il est plus que juste de se souvenir de la figure de s. Nicodème de Tismana (+ 1406). Ce moine, ermite et fondateur de monastères, se situe dans la mouvance des disciples de s. Grégoire le Sinaïte et était en contact épistolaire avec s. Euthyme de Târnovo, deux grandes personnalités du renouveau hésychaste orthodoxe des XIIIe et XIVe siècles. D’autres grandes traditions monastiques et mystiques fleurissent toujours dans les anciennes Eglises orientales, copte, éthiopienne et syriaques.
Ces racines et cette sève communes, une fois dépassés les obstacles linguistiques, culturels et ecclésiastiques, créent un espace de rencontre entre le monachisme latin et le monachisme byzantin. Historiquement cet espace a été créé et maintenu, outre par les visites réciproques (qui restent essentielles), grâce au travail de traduction du grec en matin, du latin en grec, du grec en syriaque, en arménien, en géorgien, en arabe, etc… Il existe ainsi des réseaux insoupçonnés d’acculturation spirituelle, qui continuent d’opérer. Dans le domaine français il suffira de rappeler la collection Sources Chrétiennes et les publications de l’abbaye cistercienne de Bellefontaine.
Deux exemples suffiront à illustrer cet espace spirituel qu’on peut appeler authentiquement œcuménique avant la lettre. Le premier exemple nous vient d’un grand mystique syro-oriental, appelé Isaac le Syrien. Né dans le Qatar actuel, il passa la plus grande partie de sa vie au nord de l’Irak. Il fut même pendant six mois évêque « nestorien » de Ninive (Mossoul), mais retourna à sa chère solitude monastique. Il nous reste de lui une œuvre considérable en syriaque. De cette œuvre une partie fut traduite et adaptée en grec par deux moines du monastère de Saint-Sabas près de Jérusalem au tournant des 8e et 9e siècles. Isaac fit ainsi son entrée dans l’Orthodoxie byzantine sous le label « Notre père parmi les saints Isaac le Syrien ». Le grec fut à l’origine de nouvelles traductions. Mentionnons celle faite en latin par Ange Clareno, franciscain spirituel, au tournant du 13e et 14e siècles. Les « spirituels » trouvèrent refuge à Subiaco et les manuscrits de la traduction latine se diffusèrent vers l’Europe du Nord et la Péninsule ibérique, où leur influence fut importante. Plus grande encore fut l’impact des traductions slavonne et russe d’Isaac aux 18e et 19e siècles. Les moines éthiopiens et coptes connaissent ses écrits (plus complets qu’en grec) en arabe et en ghe’ez. Le renouveau monastique copte d’aujourd’hui a fait de cette traduction arabe un livre de chevet pour les moines. Aujourd’hui, depuis une trentaine d’années, Isaac fait une entrée discrète, mais de plus en plus remarquée dans les milieux catholiques et protestants, par le biais de traductions en français, en anglais, en italien… et même en japonais[3]. L’exemple du parcours surprenant de ce grand représentant de la mystique syriaque orientale illustre à merveille la perméabilité des cloisons ecclésiastiques à l’expérience spirituelle, d’où qu’elle vienne. Qu’un auteur spirituel « nestorien » puisse être adopté, moyennant quelques retouches et omissions, par les orthodoxes byzantins et latins, et par les « monophysites » de langue arabe, en constitue une belle démonstration.
Un deuxième exemple, plus proche de nous, vient du destin de la Vie de S. Benoît, écrite par le pape Grégoire le Grand (Dialogues, livre II). Traduite et adaptée en grec par le pape Zacharie au milieu du 8e siècle à Rome, cette Vita entra par de larges extraits dans le Synagogè (anthologie de textes monastiques) de Paul, abbé du monastère de l’Evergètis à Constantinople (milieu du 11e siècle). Il se peut que déjà s. Méthode de Thessalonique en fit une traduction en slave ancien. S. Euthyme d’Iviron (Mont Athos) la traduisit à son tour du grec en géorgien vers l’an mille. Plus tard elle fut traduite aussi en arménien par s. Nersès de Lambron[4].
Ces deux exemples me semblent illustrer qu’un espace œcuménique d’échange de dons existe au plan de la sainteté monastique. L’œcuménisme spirituel est donc bel et bien une tradition ancienne, et toujours actuelle, et, espérons-le, promis à un bel avenir.
Ces faits encourageants ne doivent pourtant pas nous cacher les difficultés réelles de ces rencontres. Permettez-moi de prendre à témoin un grand penseur russe, Sergeij Avérintsev, éminent connaisseur aussi du catholicisme latin. Il raconte qu’un jour, de retour en Russie après un voyage en Italie, des amis orthodoxes l’avaient interrogé sur la vie religieuse dans ce pays. Comment y vivent les religieuses ? Quelle est leur vie de prière ? Jeûnent-elles ? Quels sont leurs pères spirituels ? Il avoue qu’il a été bien embarrassé pour répondre à ces questions. On pourrait aisément imaginer des catholiques interrogeant un ami de retour après une visite à des religieuses orthodoxes en Russie. Les questions risquent d’être différentes. Quel est leur projet apostolique. Ont-elles des écoles, des hôpitaux ? Ont-elles des missions ? Et on éprouverait le même embarras à répondre. La difficulté consiste en ce que nous sommes en présence de sensibilités religieuses différentes, qui interprètent une même réalité de consécration à Dieu en fonction d’une autre échelle des valeurs.
Avec le P. Paul Florensky, le professeur Avérintsev discerne comme une différence de « goût », de sensibilité, d’approche émotive des petites et grandes questions de la vie du monde et de l’Eglise. Gardons-nous d’identifier cette sensibilité, comme nous sommes trop prompts à le faire, à la sensiblerie de l’âme russe, au caractère ombrageux de la fierté grecque ou aux rêveries du tempérament roumain… « Pour le goût orthodoxe le Vatican ressemble trop à un Etat ; dans le perspective catholique notre clergé se résigne trop facilement à être un accessoire décoratif de l’Etat. Voilà ce qui aujourd’hui trouble, irrite, divise. Ce ne sont plus les griefs catalogués par les polémistes byzantins »[1].
Le professeur Avérintsev continue en suggérant que les communautés monastiques pourraient devenir des laboratoires où les deux « sensibilités » ou « goûts » apprennent à se connaître et à se reconnaître, au-delà de tout syncrétisme, de tout rêve de simple restauration de la chrétienté européenne, en ignorant les changements irréversibles de notre continent.
Il souligne enfin que pour risquer cette synthèse (qui n’est pas une fusion) les cultures religieuses doivent apprendre les unes des autres. « L’Occident chrétien a un besoin aigu aujourd’hui du sens orthodoxe du mystère, de la crainte de Dieu, de la distance ontologique entre le Créateur et la créature, de l’aide orthodoxe contre l’érosion du sens du péché. Sans cela les fils et les filles de l’Occident qui ne se lassent pas de chercher une religion digne de ce nom iront chercher toujours plus souvent dans l’Orient non-chrétien, l’Islam par exemple. Mais l’Orient chrétien non plus ne peut pas se passer de l’expérience occidentale d’une vie de foi, plus que bicentenaire, vécue face au défi des Lumières. Il ne peut se passer ni des réflexions de l’Occident sur les problèmes posés par la théologie moderne et de la théologie du droit qui y est liée, ni du goût occidental de discerner patiemment toutes les nuances, ni de l’impératif de l’honnêteté intellectuelle. Les chrétiens d’Occident ont tant de fois le droit de nous rappeler : « Frères, ne vous comportez pas comme des enfants pour le jugement » (1 Cor 14, 20). Mais nous aussi (chrétiens d’Orient) avons quelquefois de bonnes raisons de rappeler à nos frères d’Occident : « La crainte du Seigneur est le principe de la science (Prov 1, 7) ».
II – Expérience de dialogue.
L’évocation des difficultés du dialogue nous conduit naturellement à parler d’une expérience particulière de dialogue, dans laquelle moines et moniales orthodoxes et catholiques se laissent interpeller par les grands défis religieux et sociétaires de l’Europe contemporaine.
En 1992, il y a quinze ans, un groupe d’abbés et d’abbesses, bénédictins et cisterciens, auxquels s’adjoignirent quelques supérieurs monastiques orthodoxes russes et occasionnellement des personnalités grecques et roumaines, se forma pour réfléchir ensemble à la contribution que moines et moniales peuvent apporter à l’Europe d’aujourd’hui. Ce groupe appelé par la suite « Groupe de Chevetogne », parce que les deux premières rencontres se sont tenues dans l’abbaye de Chevetogne, reste un groupe informel et restreint, sans mandat officiel, comptant une vingtaine de membres. Presque tous sont supérieurs de communautés monastiques. Ils proviennent d’Angleterre, de Belgique, de France, d’Irlande, de Biélorussie, d’Italie, d’Espagne, de Suisse, de Hongrie, de Russie, de Pologne, d’Allemagne. Dès le début existait la volonté expresse de ne pas se limiter à « l’Union Européenne » politique d’une part, et à réfléchir d’autre part aux défis actuels en associant les traditions monastiques catholiques et orthodoxes.
Le « Groupe de Chevetogne » a tenu en l’espace de quinze ans vingt-six rencontres. Après trois rencontres exploratoires, à Chevetogne (Belgique) et à Kergonan (France), le « Groupe » sur l’initiative du P. Abbé de Silos (Espagne) s’inséra dans le cours d’été de l’Université Complutense de Madrid, donné au monastère de Valle de los Caidos, et qui avait pour thème : « Les monastères aujourd’hui dans notre société européenne moderne ». Cette rencontre de juillet 1994 fut importante pour l’élaboration d’une méthode de travail. Elle se précisa davantage au cours d’une mémorable session à Praglia (Italie) ayant pour thème : « L’exercice de l’autorité ». En principe les rencontres commencent le mardi soir et finissent le vendredi matin. Elles se tiennent toujours dans une communauté monastique. Il est essentiel pour nous de nous insérer dans la prière liturgique d’une communauté concrète et de partager sa vie, ses espoirs, ses problèmes. Nous nous réunissons chaque fois dans une communauté d’un autre pays d’Europe et nous y rencontrons des acteurs européens nationaux. C’est donc la communauté-hôte qui porte la responsabilité d’insérer le Groupe dans la problématique européenne telle qu’elle se pose concrètement dans son pays ou dans sa région. Ceci nous aide à nous sensibiliser à la diversité des situations et à écouter attentivement et avec sympathie les questions qui préoccupent les monastères et les sociétés dans lesquelles elles prient et travaillent.
Chaque session comporte deux jours de travail. Une première journée est dite « journée ouverte ». Cette journée ouverte est consacrée à un thème qui concerne autant les communautés monastiques d’Europe aujourd’hui que les sociétés européennes. Il s’agit donc de thèmes qui forment interface. L’abbé ou l’abbesse hôte invite trois ou quatre intervenants sur le thème choisi, à partir de leur expérience ecclésiale, politique, économique, artistique, pédagogique… Trois ou quatre membres du « Groupe de Chevetogne » interviennent pour leur part à partir de leur expérience monastique et des traditions dont ils sont porteurs. Ces colloques n’ont pas un but scientifique. Ils sont rarement techniques ou savants. Ils cherchent à faire dialoguer des hommes et des femmes engagés dans l’aventure européenne, croyants, mal-croyants ou incroyants, et les moines et moniales. Il en résulte en général un dialogue extrêmement riche entre le présent de la construction européenne et ses difficultés et le présent monastique s’adossant à la longue durée d’une présence séculaire dans un lieu (enracinement) et intégrant l’humain et le spirituel. La « journée interne » le lendemain est consacrée à l’élaboration par le « Groupe » des résultats du colloque de la « journée ouverte ».
Il peut être intéressant d’énumérer rapidement les thèmes abordés au cours de ces années. A Praglia (Italie, en février 1994), nous avons réfléchi à « L’exercice de l’autorité ». A Lérins (France), en octobre de la même année, nous avons traité de « La gestion des conflits ». En mai 1996 nous nous sommes retrouvés à Grodno (Biélorussie) et à Moscou pour échanger avec l’Académie des Sciences et l’Université de Grodno sur « La diffusion de la culture spirituelle en Europe orientale ». Nous avons organisé deux rencontres en collaboration avec le Collège d’Europe à Bruges et au monastère de Saint-André près de Bruges. En mars 1997 le thème en était « Economie et éthique », et en mars 1999 : « Le rôle de la personne dans le but économique et social de l’Europe ». « L’hospitalité » a été le sujet de réflexion de la rencontre à l’Abbaye de Scheyern en Bavière. Au mois de mai 1998 nous nous sommes retrouvés à Tyniec (Pologne) avec le mouvement Znak pour réfléchir au thème : « L’union comme société, communauté et communion ». A Liège (Belgique) en septembre 1998 nous avons réfléchi à « La valeur de la personne humaine dans une société qui évolue ». En octobre 1999 nous nous retrouvés à Ampleforth (Angleterre), ayant chosi pour thème : « La tradition monastique et l’évangélisation par la beauté ». A Pannonhalma (Hongrie) en mars 2001, nous avons réfléchi à la signification pour la personne et la société des évolutions contemporaines, sous le titre « processus conversationis ». De nouveau à Praglia, en octobre 2001, nous avons opté pour un colloque consacré à « La recherche du bonheur ». En mars 2002 nous avons consacré notre rencontre à Plankstetten (Allemagne) au sujet « Travail et loisirs ». A Lérins en octobre 2002 nous avions choisi le thème : « Les patrimoines culturels des communautés monastiques en Europe ». En février 2003, en collaboration avec l’Institut monastique de l’Athénée Saint-Anselme à Rome nous avions pour thème : « La recherche de Dieu. La vie monastique, une vie facile ou une vie à risques ? ». Les deux rencontres à Liège et à Val-Dieu en octobre 2003 et à Chevetogne en avril 2004 avaient un thème unique déployés en deux colloques : « Oratoires monastiques, laboratoires de cultures européennes ». Voici comment nous avons essayé de traiter ce dernier thème.
Les débats autour de la « Convention Européenne » ont reposé les questions des racines spirituelles de l’Europe. Les tragédies successives dans l’ex-Yougoslavie, dans le Caucase et au Moyen-Orient, les flux migratoires à l’intérieur de l’Europe, montrent que le dialogue entre les cultures européennes ne suit pas le rythme des avancées politiques et économiques. On pourrait même se demander si ce dialogue a réellement commencé en profondeur, dans le respect et l’estime réciproques. Qu’on le veuille ou non les cultures européennes ont été déterminées par leurs racines spirituelles (religieuses) et le restent encore aujourd’hui. Parmi ces racines religieuses le monachisme, ou son refus, a joué un rôle considérable. Il le joue encore aujourd’hui si on prend acte qu’après l’effondrement des régimes communistes la restauration et la refondation des monastères est l’un des faits majeurs de l’Europe de tradition orthodoxe.
Le patrimoine spirituel commun des monachismes orthodoxes et catholiques, même parmi les turbulences œcuméniques actuelles, favorise un dialogue en profondeur. Une réflexion sur ce rapport entre les monachismes et les cultures en Europe est donc opportune.
La rencontre à Liège et Val-Dieu en octobre 2003 a permis la mise en perspective historique du thème. La première session a cherché à explorer la relation qui existe dans trois pays de l’Europe entre l’identité culturelle (nationale) et la tradition ecclésiale majoritaire. La Belgique, la Grèce et l’Angleterre ont été choisies parce que chacun de ces pays, par des chemins divers, reste marqué respectivement par le Catholicisme, l’Orthodoxie et l’Anglicanisme. L’empreinte de la culture religieuse propre, déterminent le rapport de chaque pays à son histoire, à son insertion présente en Europe, et à ses attentes pour l’avenir. Cette approche historique nous a aidé à apprécier l’importance des diverses traditions confessionnelles pour la compréhension de la contribution présente des Eglises (et subsidiairement des moines et des moniales) au dialogue des cultures en Europe.
La deuxième étape du parcours a exploré quelques exemples des traditions monastiques aux prises avec les grands bouleversements culturels et sociétaires défiant les certitudes séculaires : l’humanisme paganisant de la Renaissance et la Réforme ; les Lumières, la Révolution Française ; la restauration monastique et l’expansion coloniale européenne. Un moine réformateur du monastère de Lérins, Denis Faucher, relève le défi de la Renaissance en Occident ; les ss. Macaire de Corinthe, Nicodème de l’Athos et Paisij Velitchkovsky relèvent dans l’aire orthodoxe des Balkans par la publication et la traduction de la Philocalie le défi des Lumières ; la restauration monastique bénédictine aux XIXe et XXe siècles est une des réponses à la destruction de l’ordre ancien entre 1789 et 1989 (les deux siècles qui séparent la Révolution Française de la chute du mur de Berlin).
Les exemples choisis, parmi tant d’autres possibles, lors deux premières sessions ont permis de laisser affleurer quelques conclusions plus générales. Moines et moniales ont maintenu vive la mémoire du « Royaume de Dieu ». Ils ont voulu rester libres du monde, mais pour le monde. Ils l’ont fait par une pratique, fondamentalement semblable, à l’Est comme à l’Ouest, de proximité avec les besoins matériels et spirituels de leurs contemporains. Aujourd’hui cependant l’Europe sécularisée refoule le religieux dans la sphère privée. Les renouveaux monastiques passés présentent des figures très voisines. Ils se caractérisent par un retour aux sources spirituelles (Parole de Dieu et Pères), fréquentées avec toute l’acribie possible, par une fidélité fervente aux traditions spirituelles reconnues comme authentiques, par le désir de créer des « espaces » où l’humanité de Dieu puisse être présente.
La troisième session, à Chevetogne en avril 2004, intitulée « Les communautés chrétiennes dans l’Europe aujourd’hui », a réfléchi à la vocation des personnes et des communautés porteuses des trois grandes traditions chrétiennes d’Europe. Comment vivre et témoigner dans une Europe sécularisée, commercialisée et globalisée ? Comment assurer une présence humble mais forte de nos Eglises à l’Europe et selon quels critères de discernement ?
Nous avons écouté un sociologue catholique, le P. Jan Kerkhofs S. J., nous exposer les résultats d’une grande enquête et répondre à la question « Les valeurs des Européens, changent-elles ou non ? ». Le P. Grigorios Papathomas, du Patriarcat œcuménique et professeur à l’Institut Saint Serge (Paris), nous a proposé une réflexion originale : « L’Europe unifiée face au christianisme contemporain post-ecclésiologique ». Le pasteur Mars Lenders a intitulé sa contribution : « Analyse et réflexions à partir d’un vécu paroissial ».
La quatrième session a initié un dialogue vrai entre les cultures religieuses européennes par le biais de ses traditions monastiques et spirituelles. Elle portait comme titre : « Les dimensions spirituelles des dialogues entre cultures européennes ». Nous avons entendu Enzo Bianchi, fondateur et prieur de la communauté de Bose (Italie), parler de « La contribution des chrétiens à la construction de l’Europe », le P. Patriciu Vlaicu, prêtre orthodoxe romain, réfléchir au « Dialogue, témoignage et partage dans l’Europe retrouvée », et Sr Evangéline Vié, prieure des Diaconesses (protestantes) de Reuilly, souligner la nécessité de la guérison des mémoires personnelles et nationales (« Un arbre de vie, dont les feuilles servent à la guérison des nations »).
Les débats qui ont suivi ce double colloque se sont concentrés d’une manière significative sur le thème de la paternité/maternité spirituelle, de la guidance et de la thérapie spirituelles : comment procéder à une authentique initiation des jeunes, et moins jeunes, en Europe ? C’est comme si les participants pressentaient la gravité d’une rupture dans les traditions monastiques et spirituelles à l’Est et à l’Ouest, et prenaient conscience de l’urgence de la continuité à assurer.
En élargissant notre horizon, au-delà des Eglises orthodoxes et catholiques, aux Eglises anglicanes et de la Réforme, nous avons fait l’expérience que ce dialogue des cultures religieuses chrétiennes en Europe, n’est pas simplement un exercice académique (nécessaire), mais surtout un humble échange entre pauvres des dons reçus dans la foi. On pourrait décrire ce « partage » avec les mots de François Cheng, peintre et écrivain qui unit dans son cœur et sa chair les cultures chinoise et française : « L’image idéale d’une culture n’est –elle pas un jardin à multiples plantes qui rivalisent de singularité et qui, par leurs résonnances réciproques, participent à une œuvre commune ? » (François Cheng, Le Dialogue, Paris, 2002, pp. 13-14). Cette image du jardin évoque une sentence d’un moine du désert d’Egypte, Jean Kolobos (ou Jean le Petit), apposée comme signature à la fin de la collection syriaque des Apophtegmes : « L’Abbé Jean a dit : Les saints sont comme des arbres dans un jardin qui portent des fruits variés ; mais une même eau les arrose. De fait, tel saint agit ainsi, tel autre différemment. Mais un seul Esprit agit en eux tous » (L. Regnault, Les Sentences des Pères du désert. Collection alphabétique, Solemnes, 1981, p. 331).
III – Les contours d’une présence monastique à l’Europe.
Moines et moniales peuvent et doivent-ils apporter leur contribution spécifique à l’Europe, à toute l’Europe ? Il ne m’appartient pas d’apporter une réponse toute faite. Il me semble pourtant qu’une rencontre empreinte d’accueil réciproque entre les monachismes latin et orthodoxe, rencontre qui embrasse les dimensions spirituelle et culturelle, pourrait contribuer à la refondation spirituelle de notre Europe. Les expériences respectives au XXe siècle ont été diverses. Le monachisme orthodoxe, majoritairement, a traversé la purification de la persécution et connaît une véritable résurrection. Cette merveilleuse renaissance comporte des ambiguïtés, suscite des inquiétudes… Le monachisme latin quant à lui se trouve marginalisé dans une société ultramoderne, où le religieux tend à être relégué dans la sphère du privé, de l’ultime, des émotions éphémères. « Une certaine homogénéisation du sentiment religieux des Européens de l’Ouest. Individualisation (un certain ‘do it yourself’ en matière religieuse), subjectivation (recherche d’une religion ‘chaude’ opposée à la religion formelle des institutions), éthicisation (œcuménisme des droits de l’homme), indifférentisme (euphémisation des différences doctrinales entre les .religions et attentisme pragmatique), autant de traits de la religiosité individuelle que l’on retrouve dans les différents pays d’Europe »[1].
Mais l’Europe doit apprendre, en tenant compte des diversités religieuses et nationales, à donner sa juste place aux organisations religieuses. « Il est urgent que les démocraties européennes se souviennent que les religions sont des grands segments civilisationnels à travers lesquels se sont forgéses des représentations de l’homme et du monde qui informent profondément, même sous des formes sécularisées, l’éthos des sociétés. L’affirmation de l’Europe passe par l’intégration et la réconciliation de ses mémoires juive, chrétienne, musulmane, humaniste…, ce qui nécessite un travail exigeant n’occultant pas la dimension conflictuelle de ses héritages. Mais c’est en disant ses sources et la manière dont elles les a intégrées que l’Europe aura une âme et sera mobilisatrice »[2]. N’est-il pas paradoxal, de plus, que c’est justement une nouvelle présence des croyants musulmans et de leurs cultures qui oblige les pays d’Europe à repenser le rapport entre Etats, sociétés et institutions religieuses ? C’est donc en trouvant sa place vraie dans les Eglises, humble mais prophétique, en témoignant du Royaume, que le charisme monastique, attentif aux quêtes spirituelles d’aujourd’hui, accomplira sa mission européenne.
Quels sont alors les contours d’une présence monastique renouvelée à l’Europe ? Pour ma part je discernerais quatre modalités particulières de cette présence. Le monachisme, orthodoxe et catholique, pourra contribuer à l’identité chrétienne de notre Europe, s’il reste ficèle à ses charismes uns et divers.
a. Action et contemplation.
Depuis s. Macaire le Grand au moins, la tradition monastique a interprété la parole de Jésus à Marthe, sœur de Marie et de Lazare, comme une injonction de devenir Marthe et Marie, de servir et d’être assis aux pieds de Jésus pour l’écouter (Luc 10, 38-42). Marie, par toute sa vie, se fait attention aimante à Dieu. La vie de Marthe est tout entière engagée dans les humbles gestes de l’hospitalité. Là où tout est rapporté à Dieu, l’eau et le pain partagés prennent une importance d’éternité.
b. Recevoir.
« Nous devons aux moines de posséder une histoire, et donc d’avoir une culture » (Alexandre Pouchkine). La perte de la mémoire constitue une des plus grandes menaces pesant sur l’Europe. Imposée de force par les régimes totalitaires, elle s’étend maintenant par la logique sournoise du profit et du consumérisme. Malgré eux les monastères se sont vus devenir des havres de culture religieuse, des lieux de mémoire. Non pas parce qu’on y trouve des savants, mais parce que la culture s’adosse à des expressions symboliques vivantes, des rites qui mettent en relation. Pour l’Europe, renouer avec le passé par la mémoire du geste rituel, plus que par des fragments d’expériences esthétiques, est une urgence vitale. Par ailleurs, moines et moniales, mus par le désir de recevoir le témoignange d’amour du Christ dans leurs traditions spirituelles respectives, ont la possibilité (ils l’ont fait d’ailleurs depuis l’Antiquité chrétienne) d’acquérir une connaissance objective et sympathique de l’autre culture et des deux cultures, byzantine et latine. Par le cœur ils peuvent devenir des hommes et des femmes de plusieurs cultures, des plurilingues spirituels.
c. Célébrer et transmettre.
L’Europe tout entière est menacée aujourd’hui d’une rupture culturelle avec les traditions nationales et religieuses. La disparition progressive, depuis la révolution bolchévique et la première guerre mondiale, de l’enseignement des langues et des civilisations classiques dans les programmes d’éducation de la jeunesse a certes permis une démocratisation bénéfique de l’éducation et un développement remarquable des sciences exactes. Elle démunit cependant, au profit de l’utile et souvent du futile, nos sociétés de la continuité avec les racines culturelles et religieuses de leur passé. Comment aimer, par exemple, l’art sacré de l’icône, le chant grégorien ou les cantates de J. S. Bach sans un minimum de connaissance de la Bible ? Comment discerner les normes éthiques face aux progrès de la science médicale et à ses applications, sans ébranler les fondements mêmes d’une conviction et d’un consensus éthique, hérités de la Révélation judéo-chrétienne, de la philosophie grecque et du droit romain ? La vie monastique a une perception aiguë de la continuité de la tradition, et elle sait que pour la transmettre aux générations futures, elle doit la vivre et la célébrer. La célébration constitue justement ce sacrifice gratuit du temps, avec sa dimension de partage et de fête, où nous reconnaissons ensemble que l’homme transcende l’homme parce que image de Dieu.
d. Les valeurs.
La culture européenne, en tant que forgée par la Révélation judéo-chrétienne, chérit un certain nombre de valeurs. Les traditions monastiques orthodoxes et catholiques en incarnent certaines d’une manière exemplaire. Enumérons-les sommairement. Nous avons déjà évoqué la prière dans sa modalité liturgique et dans la lecture des Saintes Ecritures (Lectio Divina). La prière personnelle, qui aspire à devenir continuelle, est l’idéal du moine, son grand combat intérieur. Le moine se prépare à recevoir le don de la prière continuelle en purifiant son cœur des passions pécheresses. L’ascèse du corps est indissociable de l’ascèse du cœur. Cette pratique ascétique intérieure a conduit à une sagesse et à un discernement des émotions négatives ou même destructrices de l’âme humaine. Il en résulte une connaissance de soi, cette capacité d’harmonie et de paix intérieure, indispensable à l’harmonie communautaire. Pareille pacification des passions (orgueil, tristesse, luxure, gourmandise, paresse…) n’est pas seulement le fruit de la grâce et de la générosité dans le combat invisible. Elle s’apprend auprès d’un père spirituel. Le monachisme a quelque chose à enseigner aujourd’hui sur les rapports entre maître et disciples, si fondamental pour la culture européenne depuis Socrate et Jésus… Mais la grande question pour nous moines en ce moment reste le partage entre les pères spirituels authentiques et les pères spirituels autoproclamés et abusifs. Question posée depuis s. Antoine le Grand, médecin de toute l’Egypte… L’hospitalité est une vertu chrétienne. Elle revêt une urgence d’autant plus grande aujourd’hui que les déplacements migratoires volontaires ou sous la contrainte de la violence sont en Europe une réalité quotidienne. L’accueil est une tradition commune des moines d’Orient et d’Occident. Celui qui accueille est béni de Dieu, tout autant que celui qui reçoit l’hospitalité. Saint Benoît dans sa Règle prévoit que l’hôte peut même devenir l’envoyé de Dieu, porteur d’un message de correction pour la communauté. Apprendre ou réapprendre l’hospitalité, voilà bien un des grands défis à nos sociétés européennes.
Conclusion.
Concluons notre réflexion sur l’Europe des monastères par cette belle narration au sujet d’un saint moine géorgien, Jean, fondateur du monastère d’Iviron au Mont Athos à la fin du 10e siècle. Nous avons déjà fait allusion à la traduction que fit son fils Georges de la Vie de S. Benoît du grec en géorgien[3].
« Un moine de la région de Rome arriva du vivant du père Jean… Frère du duc de Bénévent, il était d’illustre famille. Il vint prier sur la Sainte Montagne avec ses six disciples et, lorsque nos saints pères virent la grâce de son allure, ils le saluèrent comme un proche et un familier, l’accueillirent avec joie et le supplièrent de demeurer là, en disant : ‘Nous sommes des étrangers, et toi aussi tu es un étranger’. Ils eurent du mal à le convaincre, c’est qu’il voulait être avec eux dans le monastère, … et lorsque les Romains qui étaient à Constantinople et dans d’autres villes en entendirent parler, une foule nombreuse se rassembla pour qu’il les admette à la vie monastique ».
Les moines géorgiens lui conseillent alors de fonder sa propre communauté latine, et le soutinrent par leurs libéralités.
La Vita continue : « Il leur rendait souvent visite pour plusieurs jours, puis il retournait dans son monastère. C’est aujourd’hui le seul monastère des Romains sur la Sainte Montagne. Ils y mènent une vie belle et ordonnée selon la Règle et les dispositions de saint Benoît, dont la Vie est écrite dans les Dialogues ». Un peu plus loin le récit poursuit : « Gabriel, le saint prêtre ibère (…) et le grand Léon, ce saint moine romain, avaient beaucoup d’affection spirituelle l’un pour l’autre. Chaque fois que ce dernier venait voir les pères, il avait une cellule près de celle de Gabriel, il y restait pendant la journée ; aucun ne connaissait la langue de l’autre. Lorsque la nuit tombait, ils sortaient de leurs cellules, faisaient une prière, s’asseyaient et échangeaient des propos divins jusqu’à ce que résonne l’appel pour l’Orthros. Et ils faisaient ainsi tous les soirs jusqu’à son départ… ».
Cette parabole d’une rencontre fraternelle authentique, sans arrière-pensée, dans l’Esprit du Christ Jésus, résonne encore aujourd’hui. Elle nous fait signe, nous invite à l’aventure spirituelle de la rencontre. Est-ce que moines et moniales entendront l’appel ?
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[1] J. P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du 21e siècle, Paris, 2004, p. 67.
[2] Ibid. p. 355.
[3] Nous citons la Vie d’après la traduction de B. Matin-Hisard, la Vie de Jean et Euthyme et le statut du monastère des Ibères sur l’Athos, publiée dans Revue des Etudes byzantines 49 (1991), pp. 67-142 (notre texte aux paragraphes 27-28 et 109-110).
[1] S. Averincev, « Il futuro del cristianesimo in Europa », La Nuova Europa 3 (1994), n° 1, pp. 5-16 (p. 16).
[1] Cf. SOP, nov. 2004, pp. 5-7 et Irénikon 2004, n° 2-3 sub voce « Roumanie » et sub voce « Russie ».
[2] Cf. Irénikon 2004, n° 2-3 sub voce Servie-Monténégro.
[3] Cf. S. Chialà, Dall’ascesi eremiticia alla misericordia infinita. Richerche su Isacco di Ninive e la sua fortuna, Florence, 2002.
[4] Cf. M. Van Parys, « Le monachisme et sa signification pour l’identité européenne », in Dall’Oronte al Tevere, Rome 2004, pp. 297-308.
[1] Cf. J. P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du 20e siècle, Paris, 2004, pp. 30-31.
Les racines monastiques de l’Europe : une mémoire longue pour un continent réconcilié ?
Par Père Michel Van Parys o. s. b.
Introduction.
Proposer une réflexion sur l’Europe des monastères, c’est exposer au risque de tenir un « discours nostalgique » et de vouloir réactiver chez ses auditeurs (ou lecteurs) l’imaginaire d’une Europe chrétienne et monastique[1]. Ce faisant on privilégierait une période particulière de l’histoire de l’Europe occidentale, au détriment d’une part de l’Europe de culture byzantine et de foi orthodoxe, en occultant d’autre part des étapes aussi constitutives de notre histoire européenne que la Renaissance, la Réforme, les Lumières, la révolution industrielle, et aujourd’hui, la globalisation.
Je souhaiterais éviter ce piège. Il ne peut s’agir évidemment ni de faire fi du passé, ni de faire l’impasse sur lui. Éradiquer les mémoires, c’est se priver d’avenir. Encore faut-il consentir, par une rigoureuse ascèse intellectuelle, à reconnaître l’intégralité d’un passé avec ses peines et ses joies, ses échecs et ses réussites, ses étroitesses et ses ouvertures, passées et présentes. Moine bénédictin, Père Abbé du monastère de Chevetogne en Belgique, j’ai eu le privilège depuis quarante ans de vivre à l’écoute des traditions spirituelles du monachisme latin et du monachisme orthodoxe en Europe, de recevoir le Christ, notre commun Sauveur, de ce double témoignage. De cette seule manière l’histoire, aussi l’histoire monastique d’Europe, peut devenir maîtresse de vie.
Permettez-moi donc de vous présenter non pas les splendeurs d’un passé monastique (que j’aime et qui me paraît indubitable), mais un aperçu de la situation présente des monastères en Europe. Cette présence monastique a caractérisé notre continent européen de manière durable. Pendant dix siècles elle s’est étendue des rives méditerranéennes vers le Nord (de Rome et Byzance jusqu’en Norvège et à la Mer Blanche) et de l’Irlande jusqu’à l’Oural et au Caucase. Le culte a engendré des formes spécifiques de cultures humaines : la transmission de l’héritage du monde hellénistique et romain dans une synthèse renouvelée et humanisée par l’Evangile ; le droit romain élargi par la participation de tous (Constitutions monastiques et typika) ; la mise en valeur des terres agricoles et des forêts, la domestication et le respect de l’environnement naturel (e. g. les monastères des Iles Solovki dans la Mer Blanche), une remarquable inventivité culinaire, le soin de l’âme dans le discernement des émotions, aspirations et passions qui agitent le cœur humain. N’oublions cependant pas que toutes ces manifestations de culture humaine trouvent leur origine dans un élan spirituel et restent à son service. L’Europe est le seul continent si durablement travaillé tout entier par les moines. Cela fait partie jusqu’aujourd’hui de son identité culturelle et religieuse.
Moines et moniales n’ont pas pour vocation d’être des gardiens de musée, des mannequins dispensant la couleur locale, à l’instar de ces braves romains d’aujourd’hui qui se déguisent en gladiateurs et paradent devant le Colisée à Rome. S’ils répondent à l’appel du Seigneur à le suivre dans a voie monastique, c’est qu’ils se savent saisis par un amour absolu, celui de Dieu, à aimer gratuitement.
J’aimerais vous parler de ces femmes et de ces hommes-là à partir d’une double expérience : celle de l’engagement de ma propre communauté monastique de Chevetogne (Belgique) depuis 1925 dans le rapprochement œcuménique entre Eglises chrétiennes, et celle d’un groupe de réflexion d’Abbés et d’Abbesses bénédictins, cisterciens et orthodoxes qui réfléchit depuis douze ans sur la place de la vie monastique en Europe.
I – Le monachisme en Europe.
1 – La renaissance du monachisme orthodoxe.
En Europe byzantine – j’entends par là les pays où les Eglises orthodoxes et grecques-catholiques sont historiquement implantées (Grèce, Bulgarie, Serbie, Roumanie, Ukraine, Russie…) – nous assistons à un renouveau progressif du monachisme (Grèce et Roumanie) ou à une renaissance spectaculaire dans les pays anciennement communistes. Deux exemples suffiront, puisque le renouveau de la vie monastique au Mont Athos et en Grèce date des années soixante-dix du siècle dernier et est mieux connu. L’Eglise orthodoxe en Roumanie dénombrait en 2004 391 monastères et 177 ermitages, habités par 2748 moines et 4883 moniales. Quinze ans auparavant on dénombrait environ 150 monastères et ermitages. L’Eglise orthodoxe russe comptait en 2005 alors plus de 600 monastères et ermitages, dont 394 en Russie et 155 en Ukraine (juridiction du patriarcat de Moscou). En 1988, lors des célébrations du millénaire du baptême de la Russie, il n’y avait plus en tout et pour tout que 16 monastères en Union Soviétique.
Ces chiffres sont plus qu’éloquents. Ils ne disent pas tout cependant. Les bâtiments monastiques restitués ne sont le plus souvent que des ruines. Les jeunes moines et moniales rebâtissent de leurs mains les couvents, au prix de grandes privations personnelles. Ils célèbrent les longs offices liturgiques quotidiens, matin et soir, et grâce à la louange de Dieu s’approprient à travers le culte la culture patristique et byzantine. Ils doivent mettre sur pied des petites entreprises agricoles ou artisanales pour gagner le pain quotidien, et cela dans des situations macro-économiques plutôt défavorables. On devine sans difficulté que le grand défi de ces jeunes communautés est la formation spirituelle. Où trouver d’authentiques pères et mères spirituels ? Comment renouer, surtout en Russie, avec les grandes traditions de la Philocalie, de la prière hésychaste du cœur, du discernement spirituel, de la vie commune ? Cela d’autant plus que la persécution communiste et la sécularisation forcée ont laissé à quelques exceptions près un vide culturel immense. Nous serions tentés, avec nos critères et préjugés de l’Europe occidentale, de déprécier cette renaissance monastique comme une « restauration ». Ce qu’elle est certainement. Mais elle est beaucoup plus ! Quand les monastères historiques, et aussi les nouvelles fondations, se mettent à vivre spirituellement, culturellement et économiquement, les peuples retrouvent leurs repères symboliques : une géographie marquée par des lieux de pèlerinages, une beauté architecturale et liturgique qui évoque et incarne la dignité transcendante de l’homme, une gratuité pour Dieu qui seul assure le respect de l’environnement et de l’accueil de l’étranger[1]. L’espérance spirituelle renaît ! Je voudrais évoquer ici avec gratitude la figure du Père André Scrima, décédé en l’an 2000, qui a initié quelques jeunes moines bénédictins et cisterciens à la grande tradition spirituelle de l’hésychasme orthodoxe et qui à inlassablement exploré ses convergences profondes avec la sagesse monastique latine. C’est encore lui qui a commencé à explorer le dialogue avec les sagesses de l’hindouisme, du bouddhisme et de l’Islam. Il est devenu un « mystagogue », souvent paradoxal, ouvrant des horizons spirituels et anthropologiques (et philosophiques) dans le sillage de son grand exemple, s. Maxime le Confesseur.
C’est dans ce cadre aussi qu’il faut comprendre la réaction indignée des Eglises orthodoxes face à la destruction depuis cinq ans d’une trentaine d’églises et de monastères serbes au Kosovo. Ces Eglises et leurs fidèles jugent sévèrement l’indifférence de fait des Européens devant l’éradication d’un patrimoine monastique et culturel qui détermine leur conscience nationale et religieuse[2].
Ces quelques brèves notations avaient pour seul but de montrer combien la vie monastique se trouve au cœur de l’Europe byzantine orthodoxe, à la différence de l’Europe latine, où moines et moniales en raison de la diversification de la vie religieuse et de l’essor des Ordres et des Congrégations depuis le 18e siècle sont devenus une catégorie un peu marginale parmi d’autres, à la différence aussi de l’Europe de la Réforme protestante qui globalement a rejeté la vie monastique.
Les Eglises orthodoxes reconnaissaient dans le charisme monastique la dimension eschatologique inaliénable du mystère même de l’Eglise. S’il est permis de reprendre une image devenue classique (et dont on a beaucoup abusé), l’Eglise respire par deux poumons : le poumon sacramentel (baptême, confirmation, eucharistie, sacerdoce ministériel) et le poumon charismatique. Ce charisme monastique, qui relève de notre sacerdoce baptismal commun, constitue la vérification concrète que nous sommes tous appelés à la sainteté, à entrer corps et âme dans la gloire de la transfiguration de Jésus. C’est en quelque sorte le fondement, vu du côté de l’homme, de notre espérance chrétienne.
2 – Orientale Lumen : la sève commune.
Saint Benoît a été proclamé par le pape Paul VI patron de l’Europe il y a quarante ans. Le pape Jean-Paul II lui a adjoint comme co-patrons les saints moines byzantins Cyrille et Méthode, apôtres des Slaves. Il a voulu rappeler ainsi cette autre Europe, issue de l’évangélisation et de la culture byzantines.
Saint Benoît lui-même déjà s’est montré conscient que les racines du mouvement monastique se trouvaient en Orient, pour lui, l’Egypte, la Palestine, la Syrie et la Cappadoce. Dans l’épilogue de sa règle il écrit : « et quel livre des saints Pères catholiques ne nous enseigne-t-il pas comment parvenir par une voie droite à notre Créateur ? Et les ‘Conférences des Pères’, les ‘Institutions’ et leurs ‘Vies’, comme aussi la ‘Règle’ de notre Père Basile, ne sont-ils pas des outils pour les vertus des moines qui vivent bien et dans l’obéissance ? » (RB 73, 4-6). Il continue d’ailleurs en renvoyant à leurs enseignements ses disciples qui aspirent à une plus grande perfection. Ce renvoi à Jean Cassien, aux Pères du désert et au cénobitisme basilien avec son radicalisme évangélique a inspiré la plupart des grands renouveaux monastiques dans l’Eglise latine. Ce ressourcement périodique à l’Orient monastique ne lui a pas fait perdre son originalité propre. Mais les grandes valeurs de la sequela Christi monastique s’originent en Orient et en Occident aux mêmes racines et se nourrissent de la même sève vitale.
Quelles sont ces valeurs ? L’écoute de la Parole de Dieu pour la vivre, le discernement des émotions du cœur humain afin de fuir le péché, l’ascèse du corps et de l’esprit, l’équilibre entre la prière et le travail, l’hospitalité, le bon ordre dans une communauté fraternelle par l’harmonie toujours à retrouver entre la personne individuelle et le bien commun, la primauté de la louange de Dieu, la docilité aux sollicitations du Saint-Esprit dans la prière personnelle, l’attention à prodiguer aux « petits » que sont les malades, les vieillards et les enfants, le respect pour les biens matériels dont Dieu gratifie la communauté… Le pape Jean-Paul II a justement repris quelques unes de ces valeurs dans la Lettre apostolique « Orientale Lumen » (2 mai 1995) pour présenter à partir de la vie monastique orientale le portrait de l’Orient chrétien. Nous devons cependant nous garder d’oublier la diversité de l’Orient chrétien et de ses monachismes. Même à l’intérieur du monde byzantin existent bien des spécificités qui donnent un visage propre à la vie monastique en Grèce, en Roumanie, en Russie, en Géorgie…En Roumanie il est plus que juste de se souvenir de la figure de s. Nicodème de Tismana (+ 1406). Ce moine, ermite et fondateur de monastères, se situe dans la mouvance des disciples de s. Grégoire le Sinaïte et était en contact épistolaire avec s. Euthyme de Târnovo, deux grandes personnalités du renouveau hésychaste orthodoxe des XIIIe et XIVe siècles. D’autres grandes traditions monastiques et mystiques fleurissent toujours dans les anciennes Eglises orientales, copte, éthiopienne et syriaques.
Ces racines et cette sève communes, une fois dépassés les obstacles linguistiques, culturels et ecclésiastiques, créent un espace de rencontre entre le monachisme latin et le monachisme byzantin. Historiquement cet espace a été créé et maintenu, outre par les visites réciproques (qui restent essentielles), grâce au travail de traduction du grec en matin, du latin en grec, du grec en syriaque, en arménien, en géorgien, en arabe, etc… Il existe ainsi des réseaux insoupçonnés d’acculturation spirituelle, qui continuent d’opérer. Dans le domaine français il suffira de rappeler la collection Sources Chrétiennes et les publications de l’abbaye cistercienne de Bellefontaine.
Deux exemples suffiront à illustrer cet espace spirituel qu’on peut appeler authentiquement œcuménique avant la lettre. Le premier exemple nous vient d’un grand mystique syro-oriental, appelé Isaac le Syrien. Né dans le Qatar actuel, il passa la plus grande partie de sa vie au nord de l’Irak. Il fut même pendant six mois évêque « nestorien » de Ninive (Mossoul), mais retourna à sa chère solitude monastique. Il nous reste de lui une œuvre considérable en syriaque. De cette œuvre une partie fut traduite et adaptée en grec par deux moines du monastère de Saint-Sabas près de Jérusalem au tournant des 8e et 9e siècles. Isaac fit ainsi son entrée dans l’Orthodoxie byzantine sous le label « Notre père parmi les saints Isaac le Syrien ». Le grec fut à l’origine de nouvelles traductions. Mentionnons celle faite en latin par Ange Clareno, franciscain spirituel, au tournant du 13e et 14e siècles. Les « spirituels » trouvèrent refuge à Subiaco et les manuscrits de la traduction latine se diffusèrent vers l’Europe du Nord et la Péninsule ibérique, où leur influence fut importante. Plus grande encore fut l’impact des traductions slavonne et russe d’Isaac aux 18e et 19e siècles. Les moines éthiopiens et coptes connaissent ses écrits (plus complets qu’en grec) en arabe et en ghe’ez. Le renouveau monastique copte d’aujourd’hui a fait de cette traduction arabe un livre de chevet pour les moines. Aujourd’hui, depuis une trentaine d’années, Isaac fait une entrée discrète, mais de plus en plus remarquée dans les milieux catholiques et protestants, par le biais de traductions en français, en anglais, en italien… et même en japonais[3]. L’exemple du parcours surprenant de ce grand représentant de la mystique syriaque orientale illustre à merveille la perméabilité des cloisons ecclésiastiques à l’expérience spirituelle, d’où qu’elle vienne. Qu’un auteur spirituel « nestorien » puisse être adopté, moyennant quelques retouches et omissions, par les orthodoxes byzantins et latins, et par les « monophysites » de langue arabe, en constitue une belle démonstration.
Un deuxième exemple, plus proche de nous, vient du destin de la Vie de S. Benoît, écrite par le pape Grégoire le Grand (Dialogues, livre II). Traduite et adaptée en grec par le pape Zacharie au milieu du 8e siècle à Rome, cette Vita entra par de larges extraits dans le Synagogè (anthologie de textes monastiques) de Paul, abbé du monastère de l’Evergètis à Constantinople (milieu du 11e siècle). Il se peut que déjà s. Méthode de Thessalonique en fit une traduction en slave ancien. S. Euthyme d’Iviron (Mont Athos) la traduisit à son tour du grec en géorgien vers l’an mille. Plus tard elle fut traduite aussi en arménien par s. Nersès de Lambron[4].
Ces deux exemples me semblent illustrer qu’un espace œcuménique d’échange de dons existe au plan de la sainteté monastique. L’œcuménisme spirituel est donc bel et bien une tradition ancienne, et toujours actuelle, et, espérons-le, promis à un bel avenir.
Ces faits encourageants ne doivent pourtant pas nous cacher les difficultés réelles de ces rencontres. Permettez-moi de prendre à témoin un grand penseur russe, Sergeij Avérintsev, éminent connaisseur aussi du catholicisme latin. Il raconte qu’un jour, de retour en Russie après un voyage en Italie, des amis orthodoxes l’avaient interrogé sur la vie religieuse dans ce pays. Comment y vivent les religieuses ? Quelle est leur vie de prière ? Jeûnent-elles ? Quels sont leurs pères spirituels ? Il avoue qu’il a été bien embarrassé pour répondre à ces questions. On pourrait aisément imaginer des catholiques interrogeant un ami de retour après une visite à des religieuses orthodoxes en Russie. Les questions risquent d’être différentes. Quel est leur projet apostolique. Ont-elles des écoles, des hôpitaux ? Ont-elles des missions ? Et on éprouverait le même embarras à répondre. La difficulté consiste en ce que nous sommes en présence de sensibilités religieuses différentes, qui interprètent une même réalité de consécration à Dieu en fonction d’une autre échelle des valeurs.
Avec le P. Paul Florensky, le professeur Avérintsev discerne comme une différence de « goût », de sensibilité, d’approche émotive des petites et grandes questions de la vie du monde et de l’Eglise. Gardons-nous d’identifier cette sensibilité, comme nous sommes trop prompts à le faire, à la sensiblerie de l’âme russe, au caractère ombrageux de la fierté grecque ou aux rêveries du tempérament roumain… « Pour le goût orthodoxe le Vatican ressemble trop à un Etat ; dans le perspective catholique notre clergé se résigne trop facilement à être un accessoire décoratif de l’Etat. Voilà ce qui aujourd’hui trouble, irrite, divise. Ce ne sont plus les griefs catalogués par les polémistes byzantins »[1].
Le professeur Avérintsev continue en suggérant que les communautés monastiques pourraient devenir des laboratoires où les deux « sensibilités » ou « goûts » apprennent à se connaître et à se reconnaître, au-delà de tout syncrétisme, de tout rêve de simple restauration de la chrétienté européenne, en ignorant les changements irréversibles de notre continent.
Il souligne enfin que pour risquer cette synthèse (qui n’est pas une fusion) les cultures religieuses doivent apprendre les unes des autres. « L’Occident chrétien a un besoin aigu aujourd’hui du sens orthodoxe du mystère, de la crainte de Dieu, de la distance ontologique entre le Créateur et la créature, de l’aide orthodoxe contre l’érosion du sens du péché. Sans cela les fils et les filles de l’Occident qui ne se lassent pas de chercher une religion digne de ce nom iront chercher toujours plus souvent dans l’Orient non-chrétien, l’Islam par exemple. Mais l’Orient chrétien non plus ne peut pas se passer de l’expérience occidentale d’une vie de foi, plus que bicentenaire, vécue face au défi des Lumières. Il ne peut se passer ni des réflexions de l’Occident sur les problèmes posés par la théologie moderne et de la théologie du droit qui y est liée, ni du goût occidental de discerner patiemment toutes les nuances, ni de l’impératif de l’honnêteté intellectuelle. Les chrétiens d’Occident ont tant de fois le droit de nous rappeler : « Frères, ne vous comportez pas comme des enfants pour le jugement » (1 Cor 14, 20). Mais nous aussi (chrétiens d’Orient) avons quelquefois de bonnes raisons de rappeler à nos frères d’Occident : « La crainte du Seigneur est le principe de la science (Prov 1, 7) ».
II – Expérience de dialogue.
L’évocation des difficultés du dialogue nous conduit naturellement à parler d’une expérience particulière de dialogue, dans laquelle moines et moniales orthodoxes et catholiques se laissent interpeller par les grands défis religieux et sociétaires de l’Europe contemporaine.
En 1992, il y a quinze ans, un groupe d’abbés et d’abbesses, bénédictins et cisterciens, auxquels s’adjoignirent quelques supérieurs monastiques orthodoxes russes et occasionnellement des personnalités grecques et roumaines, se forma pour réfléchir ensemble à la contribution que moines et moniales peuvent apporter à l’Europe d’aujourd’hui. Ce groupe appelé par la suite « Groupe de Chevetogne », parce que les deux premières rencontres se sont tenues dans l’abbaye de Chevetogne, reste un groupe informel et restreint, sans mandat officiel, comptant une vingtaine de membres. Presque tous sont supérieurs de communautés monastiques. Ils proviennent d’Angleterre, de Belgique, de France, d’Irlande, de Biélorussie, d’Italie, d’Espagne, de Suisse, de Hongrie, de Russie, de Pologne, d’Allemagne. Dès le début existait la volonté expresse de ne pas se limiter à « l’Union Européenne » politique d’une part, et à réfléchir d’autre part aux défis actuels en associant les traditions monastiques catholiques et orthodoxes.
Le « Groupe de Chevetogne » a tenu en l’espace de quinze ans vingt-six rencontres. Après trois rencontres exploratoires, à Chevetogne (Belgique) et à Kergonan (France), le « Groupe » sur l’initiative du P. Abbé de Silos (Espagne) s’inséra dans le cours d’été de l’Université Complutense de Madrid, donné au monastère de Valle de los Caidos, et qui avait pour thème : « Les monastères aujourd’hui dans notre société européenne moderne ». Cette rencontre de juillet 1994 fut importante pour l’élaboration d’une méthode de travail. Elle se précisa davantage au cours d’une mémorable session à Praglia (Italie) ayant pour thème : « L’exercice de l’autorité ». En principe les rencontres commencent le mardi soir et finissent le vendredi matin. Elles se tiennent toujours dans une communauté monastique. Il est essentiel pour nous de nous insérer dans la prière liturgique d’une communauté concrète et de partager sa vie, ses espoirs, ses problèmes. Nous nous réunissons chaque fois dans une communauté d’un autre pays d’Europe et nous y rencontrons des acteurs européens nationaux. C’est donc la communauté-hôte qui porte la responsabilité d’insérer le Groupe dans la problématique européenne telle qu’elle se pose concrètement dans son pays ou dans sa région. Ceci nous aide à nous sensibiliser à la diversité des situations et à écouter attentivement et avec sympathie les questions qui préoccupent les monastères et les sociétés dans lesquelles elles prient et travaillent.
Chaque session comporte deux jours de travail. Une première journée est dite « journée ouverte ». Cette journée ouverte est consacrée à un thème qui concerne autant les communautés monastiques d’Europe aujourd’hui que les sociétés européennes. Il s’agit donc de thèmes qui forment interface. L’abbé ou l’abbesse hôte invite trois ou quatre intervenants sur le thème choisi, à partir de leur expérience ecclésiale, politique, économique, artistique, pédagogique… Trois ou quatre membres du « Groupe de Chevetogne » interviennent pour leur part à partir de leur expérience monastique et des traditions dont ils sont porteurs. Ces colloques n’ont pas un but scientifique. Ils sont rarement techniques ou savants. Ils cherchent à faire dialoguer des hommes et des femmes engagés dans l’aventure européenne, croyants, mal-croyants ou incroyants, et les moines et moniales. Il en résulte en général un dialogue extrêmement riche entre le présent de la construction européenne et ses difficultés et le présent monastique s’adossant à la longue durée d’une présence séculaire dans un lieu (enracinement) et intégrant l’humain et le spirituel. La « journée interne » le lendemain est consacrée à l’élaboration par le « Groupe » des résultats du colloque de la « journée ouverte ».
Il peut être intéressant d’énumérer rapidement les thèmes abordés au cours de ces années. A Praglia (Italie, en février 1994), nous avons réfléchi à « L’exercice de l’autorité ». A Lérins (France), en octobre de la même année, nous avons traité de « La gestion des conflits ». En mai 1996 nous nous sommes retrouvés à Grodno (Biélorussie) et à Moscou pour échanger avec l’Académie des Sciences et l’Université de Grodno sur « La diffusion de la culture spirituelle en Europe orientale ». Nous avons organisé deux rencontres en collaboration avec le Collège d’Europe à Bruges et au monastère de Saint-André près de Bruges. En mars 1997 le thème en était « Economie et éthique », et en mars 1999 : « Le rôle de la personne dans le but économique et social de l’Europe ». « L’hospitalité » a été le sujet de réflexion de la rencontre à l’Abbaye de Scheyern en Bavière. Au mois de mai 1998 nous nous sommes retrouvés à Tyniec (Pologne) avec le mouvement Znak pour réfléchir au thème : « L’union comme société, communauté et communion ». A Liège (Belgique) en septembre 1998 nous avons réfléchi à « La valeur de la personne humaine dans une société qui évolue ». En octobre 1999 nous nous retrouvés à Ampleforth (Angleterre), ayant chosi pour thème : « La tradition monastique et l’évangélisation par la beauté ». A Pannonhalma (Hongrie) en mars 2001, nous avons réfléchi à la signification pour la personne et la société des évolutions contemporaines, sous le titre « processus conversationis ». De nouveau à Praglia, en octobre 2001, nous avons opté pour un colloque consacré à « La recherche du bonheur ». En mars 2002 nous avons consacré notre rencontre à Plankstetten (Allemagne) au sujet « Travail et loisirs ». A Lérins en octobre 2002 nous avions choisi le thème : « Les patrimoines culturels des communautés monastiques en Europe ». En février 2003, en collaboration avec l’Institut monastique de l’Athénée Saint-Anselme à Rome nous avions pour thème : « La recherche de Dieu. La vie monastique, une vie facile ou une vie à risques ? ». Les deux rencontres à Liège et à Val-Dieu en octobre 2003 et à Chevetogne en avril 2004 avaient un thème unique déployés en deux colloques : « Oratoires monastiques, laboratoires de cultures européennes ». Voici comment nous avons essayé de traiter ce dernier thème.
Les débats autour de la « Convention Européenne » ont reposé les questions des racines spirituelles de l’Europe. Les tragédies successives dans l’ex-Yougoslavie, dans le Caucase et au Moyen-Orient, les flux migratoires à l’intérieur de l’Europe, montrent que le dialogue entre les cultures européennes ne suit pas le rythme des avancées politiques et économiques. On pourrait même se demander si ce dialogue a réellement commencé en profondeur, dans le respect et l’estime réciproques. Qu’on le veuille ou non les cultures européennes ont été déterminées par leurs racines spirituelles (religieuses) et le restent encore aujourd’hui. Parmi ces racines religieuses le monachisme, ou son refus, a joué un rôle considérable. Il le joue encore aujourd’hui si on prend acte qu’après l’effondrement des régimes communistes la restauration et la refondation des monastères est l’un des faits majeurs de l’Europe de tradition orthodoxe.
Le patrimoine spirituel commun des monachismes orthodoxes et catholiques, même parmi les turbulences œcuméniques actuelles, favorise un dialogue en profondeur. Une réflexion sur ce rapport entre les monachismes et les cultures en Europe est donc opportune.
La rencontre à Liège et Val-Dieu en octobre 2003 a permis la mise en perspective historique du thème. La première session a cherché à explorer la relation qui existe dans trois pays de l’Europe entre l’identité culturelle (nationale) et la tradition ecclésiale majoritaire. La Belgique, la Grèce et l’Angleterre ont été choisies parce que chacun de ces pays, par des chemins divers, reste marqué respectivement par le Catholicisme, l’Orthodoxie et l’Anglicanisme. L’empreinte de la culture religieuse propre, déterminent le rapport de chaque pays à son histoire, à son insertion présente en Europe, et à ses attentes pour l’avenir. Cette approche historique nous a aidé à apprécier l’importance des diverses traditions confessionnelles pour la compréhension de la contribution présente des Eglises (et subsidiairement des moines et des moniales) au dialogue des cultures en Europe.
La deuxième étape du parcours a exploré quelques exemples des traditions monastiques aux prises avec les grands bouleversements culturels et sociétaires défiant les certitudes séculaires : l’humanisme paganisant de la Renaissance et la Réforme ; les Lumières, la Révolution Française ; la restauration monastique et l’expansion coloniale européenne. Un moine réformateur du monastère de Lérins, Denis Faucher, relève le défi de la Renaissance en Occident ; les ss. Macaire de Corinthe, Nicodème de l’Athos et Paisij Velitchkovsky relèvent dans l’aire orthodoxe des Balkans par la publication et la traduction de la Philocalie le défi des Lumières ; la restauration monastique bénédictine aux XIXe et XXe siècles est une des réponses à la destruction de l’ordre ancien entre 1789 et 1989 (les deux siècles qui séparent la Révolution Française de la chute du mur de Berlin).
Les exemples choisis, parmi tant d’autres possibles, lors deux premières sessions ont permis de laisser affleurer quelques conclusions plus générales. Moines et moniales ont maintenu vive la mémoire du « Royaume de Dieu ». Ils ont voulu rester libres du monde, mais pour le monde. Ils l’ont fait par une pratique, fondamentalement semblable, à l’Est comme à l’Ouest, de proximité avec les besoins matériels et spirituels de leurs contemporains. Aujourd’hui cependant l’Europe sécularisée refoule le religieux dans la sphère privée. Les renouveaux monastiques passés présentent des figures très voisines. Ils se caractérisent par un retour aux sources spirituelles (Parole de Dieu et Pères), fréquentées avec toute l’acribie possible, par une fidélité fervente aux traditions spirituelles reconnues comme authentiques, par le désir de créer des « espaces » où l’humanité de Dieu puisse être présente.
La troisième session, à Chevetogne en avril 2004, intitulée « Les communautés chrétiennes dans l’Europe aujourd’hui », a réfléchi à la vocation des personnes et des communautés porteuses des trois grandes traditions chrétiennes d’Europe. Comment vivre et témoigner dans une Europe sécularisée, commercialisée et globalisée ? Comment assurer une présence humble mais forte de nos Eglises à l’Europe et selon quels critères de discernement ?
Nous avons écouté un sociologue catholique, le P. Jan Kerkhofs S. J., nous exposer les résultats d’une grande enquête et répondre à la question « Les valeurs des Européens, changent-elles ou non ? ». Le P. Grigorios Papathomas, du Patriarcat œcuménique et professeur à l’Institut Saint Serge (Paris), nous a proposé une réflexion originale : « L’Europe unifiée face au christianisme contemporain post-ecclésiologique ». Le pasteur Mars Lenders a intitulé sa contribution : « Analyse et réflexions à partir d’un vécu paroissial ».
La quatrième session a initié un dialogue vrai entre les cultures religieuses européennes par le biais de ses traditions monastiques et spirituelles. Elle portait comme titre : « Les dimensions spirituelles des dialogues entre cultures européennes ». Nous avons entendu Enzo Bianchi, fondateur et prieur de la communauté de Bose (Italie), parler de « La contribution des chrétiens à la construction de l’Europe », le P. Patriciu Vlaicu, prêtre orthodoxe romain, réfléchir au « Dialogue, témoignage et partage dans l’Europe retrouvée », et Sr Evangéline Vié, prieure des Diaconesses (protestantes) de Reuilly, souligner la nécessité de la guérison des mémoires personnelles et nationales (« Un arbre de vie, dont les feuilles servent à la guérison des nations »).
Les débats qui ont suivi ce double colloque se sont concentrés d’une manière significative sur le thème de la paternité/maternité spirituelle, de la guidance et de la thérapie spirituelles : comment procéder à une authentique initiation des jeunes, et moins jeunes, en Europe ? C’est comme si les participants pressentaient la gravité d’une rupture dans les traditions monastiques et spirituelles à l’Est et à l’Ouest, et prenaient conscience de l’urgence de la continuité à assurer.
En élargissant notre horizon, au-delà des Eglises orthodoxes et catholiques, aux Eglises anglicanes et de la Réforme, nous avons fait l’expérience que ce dialogue des cultures religieuses chrétiennes en Europe, n’est pas simplement un exercice académique (nécessaire), mais surtout un humble échange entre pauvres des dons reçus dans la foi. On pourrait décrire ce « partage » avec les mots de François Cheng, peintre et écrivain qui unit dans son cœur et sa chair les cultures chinoise et française : « L’image idéale d’une culture n’est –elle pas un jardin à multiples plantes qui rivalisent de singularité et qui, par leurs résonnances réciproques, participent à une œuvre commune ? » (François Cheng, Le Dialogue, Paris, 2002, pp. 13-14). Cette image du jardin évoque une sentence d’un moine du désert d’Egypte, Jean Kolobos (ou Jean le Petit), apposée comme signature à la fin de la collection syriaque des Apophtegmes : « L’Abbé Jean a dit : Les saints sont comme des arbres dans un jardin qui portent des fruits variés ; mais une même eau les arrose. De fait, tel saint agit ainsi, tel autre différemment. Mais un seul Esprit agit en eux tous » (L. Regnault, Les Sentences des Pères du désert. Collection alphabétique, Solemnes, 1981, p. 331).
III – Les contours d’une présence monastique à l’Europe.
Moines et moniales peuvent et doivent-ils apporter leur contribution spécifique à l’Europe, à toute l’Europe ? Il ne m’appartient pas d’apporter une réponse toute faite. Il me semble pourtant qu’une rencontre empreinte d’accueil réciproque entre les monachismes latin et orthodoxe, rencontre qui embrasse les dimensions spirituelle et culturelle, pourrait contribuer à la refondation spirituelle de notre Europe. Les expériences respectives au XXe siècle ont été diverses. Le monachisme orthodoxe, majoritairement, a traversé la purification de la persécution et connaît une véritable résurrection. Cette merveilleuse renaissance comporte des ambiguïtés, suscite des inquiétudes… Le monachisme latin quant à lui se trouve marginalisé dans une société ultramoderne, où le religieux tend à être relégué dans la sphère du privé, de l’ultime, des émotions éphémères. « Une certaine homogénéisation du sentiment religieux des Européens de l’Ouest. Individualisation (un certain ‘do it yourself’ en matière religieuse), subjectivation (recherche d’une religion ‘chaude’ opposée à la religion formelle des institutions), éthicisation (œcuménisme des droits de l’homme), indifférentisme (euphémisation des différences doctrinales entre les .religions et attentisme pragmatique), autant de traits de la religiosité individuelle que l’on retrouve dans les différents pays d’Europe »[1].
Mais l’Europe doit apprendre, en tenant compte des diversités religieuses et nationales, à donner sa juste place aux organisations religieuses. « Il est urgent que les démocraties européennes se souviennent que les religions sont des grands segments civilisationnels à travers lesquels se sont forgéses des représentations de l’homme et du monde qui informent profondément, même sous des formes sécularisées, l’éthos des sociétés. L’affirmation de l’Europe passe par l’intégration et la réconciliation de ses mémoires juive, chrétienne, musulmane, humaniste…, ce qui nécessite un travail exigeant n’occultant pas la dimension conflictuelle de ses héritages. Mais c’est en disant ses sources et la manière dont elles les a intégrées que l’Europe aura une âme et sera mobilisatrice »[2]. N’est-il pas paradoxal, de plus, que c’est justement une nouvelle présence des croyants musulmans et de leurs cultures qui oblige les pays d’Europe à repenser le rapport entre Etats, sociétés et institutions religieuses ? C’est donc en trouvant sa place vraie dans les Eglises, humble mais prophétique, en témoignant du Royaume, que le charisme monastique, attentif aux quêtes spirituelles d’aujourd’hui, accomplira sa mission européenne.
Quels sont alors les contours d’une présence monastique renouvelée à l’Europe ? Pour ma part je discernerais quatre modalités particulières de cette présence. Le monachisme, orthodoxe et catholique, pourra contribuer à l’identité chrétienne de notre Europe, s’il reste ficèle à ses charismes uns et divers.
a. Action et contemplation.
Depuis s. Macaire le Grand au moins, la tradition monastique a interprété la parole de Jésus à Marthe, sœur de Marie et de Lazare, comme une injonction de devenir Marthe et Marie, de servir et d’être assis aux pieds de Jésus pour l’écouter (Luc 10, 38-42). Marie, par toute sa vie, se fait attention aimante à Dieu. La vie de Marthe est tout entière engagée dans les humbles gestes de l’hospitalité. Là où tout est rapporté à Dieu, l’eau et le pain partagés prennent une importance d’éternité.
b. Recevoir.
« Nous devons aux moines de posséder une histoire, et donc d’avoir une culture » (Alexandre Pouchkine). La perte de la mémoire constitue une des plus grandes menaces pesant sur l’Europe. Imposée de force par les régimes totalitaires, elle s’étend maintenant par la logique sournoise du profit et du consumérisme. Malgré eux les monastères se sont vus devenir des havres de culture religieuse, des lieux de mémoire. Non pas parce qu’on y trouve des savants, mais parce que la culture s’adosse à des expressions symboliques vivantes, des rites qui mettent en relation. Pour l’Europe, renouer avec le passé par la mémoire du geste rituel, plus que par des fragments d’expériences esthétiques, est une urgence vitale. Par ailleurs, moines et moniales, mus par le désir de recevoir le témoignange d’amour du Christ dans leurs traditions spirituelles respectives, ont la possibilité (ils l’ont fait d’ailleurs depuis l’Antiquité chrétienne) d’acquérir une connaissance objective et sympathique de l’autre culture et des deux cultures, byzantine et latine. Par le cœur ils peuvent devenir des hommes et des femmes de plusieurs cultures, des plurilingues spirituels.
c. Célébrer et transmettre.
L’Europe tout entière est menacée aujourd’hui d’une rupture culturelle avec les traditions nationales et religieuses. La disparition progressive, depuis la révolution bolchévique et la première guerre mondiale, de l’enseignement des langues et des civilisations classiques dans les programmes d’éducation de la jeunesse a certes permis une démocratisation bénéfique de l’éducation et un développement remarquable des sciences exactes. Elle démunit cependant, au profit de l’utile et souvent du futile, nos sociétés de la continuité avec les racines culturelles et religieuses de leur passé. Comment aimer, par exemple, l’art sacré de l’icône, le chant grégorien ou les cantates de J. S. Bach sans un minimum de connaissance de la Bible ? Comment discerner les normes éthiques face aux progrès de la science médicale et à ses applications, sans ébranler les fondements mêmes d’une conviction et d’un consensus éthique, hérités de la Révélation judéo-chrétienne, de la philosophie grecque et du droit romain ? La vie monastique a une perception aiguë de la continuité de la tradition, et elle sait que pour la transmettre aux générations futures, elle doit la vivre et la célébrer. La célébration constitue justement ce sacrifice gratuit du temps, avec sa dimension de partage et de fête, où nous reconnaissons ensemble que l’homme transcende l’homme parce que image de Dieu.
d. Les valeurs.
La culture européenne, en tant que forgée par la Révélation judéo-chrétienne, chérit un certain nombre de valeurs. Les traditions monastiques orthodoxes et catholiques en incarnent certaines d’une manière exemplaire. Enumérons-les sommairement. Nous avons déjà évoqué la prière dans sa modalité liturgique et dans la lecture des Saintes Ecritures (Lectio Divina). La prière personnelle, qui aspire à devenir continuelle, est l’idéal du moine, son grand combat intérieur. Le moine se prépare à recevoir le don de la prière continuelle en purifiant son cœur des passions pécheresses. L’ascèse du corps est indissociable de l’ascèse du cœur. Cette pratique ascétique intérieure a conduit à une sagesse et à un discernement des émotions négatives ou même destructrices de l’âme humaine. Il en résulte une connaissance de soi, cette capacité d’harmonie et de paix intérieure, indispensable à l’harmonie communautaire. Pareille pacification des passions (orgueil, tristesse, luxure, gourmandise, paresse…) n’est pas seulement le fruit de la grâce et de la générosité dans le combat invisible. Elle s’apprend auprès d’un père spirituel. Le monachisme a quelque chose à enseigner aujourd’hui sur les rapports entre maître et disciples, si fondamental pour la culture européenne depuis Socrate et Jésus… Mais la grande question pour nous moines en ce moment reste le partage entre les pères spirituels authentiques et les pères spirituels autoproclamés et abusifs. Question posée depuis s. Antoine le Grand, médecin de toute l’Egypte… L’hospitalité est une vertu chrétienne. Elle revêt une urgence d’autant plus grande aujourd’hui que les déplacements migratoires volontaires ou sous la contrainte de la violence sont en Europe une réalité quotidienne. L’accueil est une tradition commune des moines d’Orient et d’Occident. Celui qui accueille est béni de Dieu, tout autant que celui qui reçoit l’hospitalité. Saint Benoît dans sa Règle prévoit que l’hôte peut même devenir l’envoyé de Dieu, porteur d’un message de correction pour la communauté. Apprendre ou réapprendre l’hospitalité, voilà bien un des grands défis à nos sociétés européennes.
Conclusion.
Concluons notre réflexion sur l’Europe des monastères par cette belle narration au sujet d’un saint moine géorgien, Jean, fondateur du monastère d’Iviron au Mont Athos à la fin du 10e siècle. Nous avons déjà fait allusion à la traduction que fit son fils Georges de la Vie de S. Benoît du grec en géorgien[3].
« Un moine de la région de Rome arriva du vivant du père Jean… Frère du duc de Bénévent, il était d’illustre famille. Il vint prier sur la Sainte Montagne avec ses six disciples et, lorsque nos saints pères virent la grâce de son allure, ils le saluèrent comme un proche et un familier, l’accueillirent avec joie et le supplièrent de demeurer là, en disant : ‘Nous sommes des étrangers, et toi aussi tu es un étranger’. Ils eurent du mal à le convaincre, c’est qu’il voulait être avec eux dans le monastère, … et lorsque les Romains qui étaient à Constantinople et dans d’autres villes en entendirent parler, une foule nombreuse se rassembla pour qu’il les admette à la vie monastique ».
Les moines géorgiens lui conseillent alors de fonder sa propre communauté latine, et le soutinrent par leurs libéralités.
La Vita continue : « Il leur rendait souvent visite pour plusieurs jours, puis il retournait dans son monastère. C’est aujourd’hui le seul monastère des Romains sur la Sainte Montagne. Ils y mènent une vie belle et ordonnée selon la Règle et les dispositions de saint Benoît, dont la Vie est écrite dans les Dialogues ». Un peu plus loin le récit poursuit : « Gabriel, le saint prêtre ibère (…) et le grand Léon, ce saint moine romain, avaient beaucoup d’affection spirituelle l’un pour l’autre. Chaque fois que ce dernier venait voir les pères, il avait une cellule près de celle de Gabriel, il y restait pendant la journée ; aucun ne connaissait la langue de l’autre. Lorsque la nuit tombait, ils sortaient de leurs cellules, faisaient une prière, s’asseyaient et échangeaient des propos divins jusqu’à ce que résonne l’appel pour l’Orthros. Et ils faisaient ainsi tous les soirs jusqu’à son départ… ».
Cette parabole d’une rencontre fraternelle authentique, sans arrière-pensée, dans l’Esprit du Christ Jésus, résonne encore aujourd’hui. Elle nous fait signe, nous invite à l’aventure spirituelle de la rencontre. Est-ce que moines et moniales entendront l’appel ?
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[1] J. P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du 21e siècle, Paris, 2004, p. 67.
[2] Ibid. p. 355.
[3] Nous citons la Vie d’après la traduction de B. Matin-Hisard, la Vie de Jean et Euthyme et le statut du monastère des Ibères sur l’Athos, publiée dans Revue des Etudes byzantines 49 (1991), pp. 67-142 (notre texte aux paragraphes 27-28 et 109-110).
[1] S. Averincev, « Il futuro del cristianesimo in Europa », La Nuova Europa 3 (1994), n° 1, pp. 5-16 (p. 16).
[1] Cf. SOP, nov. 2004, pp. 5-7 et Irénikon 2004, n° 2-3 sub voce « Roumanie » et sub voce « Russie ».
[2] Cf. Irénikon 2004, n° 2-3 sub voce Servie-Monténégro.
[3] Cf. S. Chialà, Dall’ascesi eremiticia alla misericordia infinita. Richerche su Isacco di Ninive e la sua fortuna, Florence, 2002.
[4] Cf. M. Van Parys, « Le monachisme et sa signification pour l’identité européenne », in Dall’Oronte al Tevere, Rome 2004, pp. 297-308.
[1] Cf. J. P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du 20e siècle, Paris, 2004, pp. 30-31.